La langue est une arme dont on ne soupçonne pas la force, et qui joue un rôle décisif dans les affrontements et les négociations. Un exemple simple et concret illustrera la portée de ce propos.
C’est l’expression courante « modération salariale».
La chose – en même temps que le mot – fait partie du credo européen : en 1994, le Sommet d’Essen prescrit aux pays de l’Union de réduire le coût du travail par diverses mesures, dont cette «modération» (les arguments mobilisés en faveur de ladite «modération» ont varié au fil du temps: du combat contre l’inflation et du souci de répartition des ressources disponibles, on est aujourd’hui passé au maintien de la compétitivité des entreprises sur la scène internationale).
Mais les définitions techniques de la notion élaborées par les économistes occultent le fait – pourtant révélé par les statistiques produites par ces derniers – que l’expression ne se réfère nullement, comme le lecteur naïf pourrait le croire, à un ralentissement de la croissance des salaires: elle désigne en fait une réduction de ceux-ci. Ce glissement – et son caractère discret – s’expliquent sans doute par les valeurs morales attachées au terme de «modération» : puisqu’on ne peut «modérer» que ce qui est excessif, c’est donc que le niveau des salaires visés est outrancier; par voie de conséquence, envisager leur croissance serait socialement abusif et moralement condamnable.
Le concept de modération en appelle également à un individu raisonnable, capable de comprendre ce qui est bon, pour lui comme pour le monde. Il prétend donc moraliser ce qui est une option économique. La locution fait ainsi partie des ressources discursives visant à culpabiliser les salariés en leur faisant endosser la responsabilité principale des «dysfonctionnements» économiques qu’ils peuvent constater.
On soulignera au reste que l’absence en français d’adjectifs parallèles à «salarial » pour renvoyer aux autres types de revenus (commissions, droits, etc.) rend (jusqu’à ce jour?) malaisée la formation de locutions comme « modération dividendaire », «modération honorariale » ou «modération stockoptionnelle ». Le terme contribue donc à faire peser le devoir de modération sur le seul monde salarié.
On voit donc que les mots ne sont pas neutres. Et sur tout qu’en adoptant eux-mêmes la terminologie élaborée dans l’intérêt du pouvoir, dans les cadres de la négociation ou de leur communication, les adversaires de ce pouvoir partent au combat avec un équipement langagier de retard. En utilisant «modération salariale», ils souscrivent en effet sans le savoir à ce que présuppose cette expression: que le niveau des salaires est vraiment trop élevé.
* Éd. Les impressions nouvelles, Bruxelles, 2015.
Illustration : Babouse NVO (avril 2017)