A cinq mois de la fin de la guerre d’Algérie, le 17 octobre 1961, Paris a été le lieu d’un des plus grands massacres de gens du peuple de l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale.
Ce jour-là, des dizaines de milliers d’Algériens manifestent pacifiquement contre le couvre-feu qui les vise depuis le 5 octobre et contre la répression policière. La réponse du préfet de police de la Seine, Maurice Papon, sera terrible.
Maurice Papon, qui a reçu carte blanche des plus hautes autorités, lance, avec 7.000 policiers, une répression sanglante.
Selon le rapport d’un conseiller d’Etat en 1998, le bilan de cette répression est de 11.538 arrestations, 6.000 personnes regroupées au Palais des Sports Porte de Versailles et 2.800 et au Stade de Coubertin à Vincennes ; et de plusieurs dizaines de morts. Mais Jean-Luc Einaudi, dans son livre La bataille de Paris, paru en 1991, fait état de plus de 300 morts, noyés ou exécutés.
Il s’agit d’un événement d’une gravité exceptionnelle, dont le nombre de morts a fait dire à deux historiens britanniques [Jim House et Neil MacMaster, Les Algériens, la République et la terreur d’Etat, Tallandier, 2008] qu’il s’agit de la répression d’Etat la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l’histoire contemporaine.
Cependant, pendant plusieurs décennies, ce massacre a été occulté de la mémoire collective:
- Le premier bilan «fragmentaire» publié dans Le Figaro daté du 18 octobre 1961 ne fait état que de 2 morts. Le 31 octobre 1961 le ministre de l’intérieur, Roger Frey, conclut à 6 morts.
- Aucun exemplaire du rapport du préfet de police Maurice Papon n’a été conservé. Tous les exemplaires envoyés au ministère de l’intérieur, à la présidence de la République, au Premier ministre, aux archives de la préfecture de police, et à la direction générale de la police ont disparu.
- Presque soixante ans plus tard, il existe encore une confusion entre le 17 octobre 1961 et la manifestation de Charonne, le 8 février 1962, au terme de laquelle neuf personnes ont trouvé la mort…
La procès de Maurice Papon pour complicité de crimes contre l’humanité en tant que secrétaire général de la préfecture de la Gironde pendant l’Occupation a contribué à ouvrir le dossier du 17 octobre 1961 et à le faire surgir dans l’espace médiatique.
Lors du procès Papon en 1997-1998, des témoins ont parlé de sa personnalité, de son rôle en Algérie et à la préfecture de police de Paris. Parmi eux, Jean-Luc Einaudi, qui a publié une tribune dans Le Monde du 20 mai 1998, où il employait le terme de « massacre » à propos du 17 octobre. Papon a trouvé bon de poursuivre Einaudi pour diffamation. Il a été débouté de sa plainte. Le terme de « massacre » a été considéré comme légitime par le tribunal. Ce fut un véritable tournant.
Maurice Papon était confiant à l’ouverture ce procès. En effet, Jean-Luc Einaudi n’avait toujours pas accès aux archives judiciaires relatives aux événements d’octobre 1961, conservées aux Archives de Paris, et ne pourrait selon lui jamais prouver ses dires.
C’était sans compter les témoignages de deux conservateurs aux Archives de France, alors en charge des archives judiciaires aux Archives de Paris : Brigitte Lainé et Philippe Grand.
Leurs témoignages, elle à la barre et lui par écrits, cotes d’archives à l’appui, étaient accablants et furent déterminants pour la suite du procès. Ils confirment qu’il existe des preuves officielles d’un « massacre ».
Pourtant, la sanction ne tarde pas à tomber pour les deux archivistes : dès le lendemain du procès, une enquête administrative en vue d’un conseil de discipline est ouverte. Une demande de blâme, qui restera sans suite, est même transmise à la ministre de la Culture de l’époque, Catherine Traumann. Brigitte Lainé et Philippe Grand sont alors littéralement « mis au placard ». François Gasnault, le directeur des Archives de Paris, prive les deux archivistes des dossiers dont ils s’occupent, leur interdit tout contact avec le public, les interdit de réunions de service [Libération en 2003]. S’ensuivent alors des années de brimades et d’humiliations. On parle généralement de « harcèlement moral » pour qualifier un tel quotidien.
Ce n’est qu’en septembre 2005, après plus de cinq ans de « placard », que la conservatrice sera finalement rétablie dans ses droits. Cette (tardive) justice se fera pourtant sans réhabilitation professionnelle, puisque, comme le précise l’historienne Mathilde Larrere dans le Bondy Blog, « la conservatrice ne retrouvera jamais la totalité des fonctions dont elle avait été privée plus de cinq ans auparavant« … Philippe Grand, parti à la retraite en avril 2004 n’aura même pas eu cette consolation.
Dix ans se sont écoulés entre le départ à la retraite de Brigitte Lainé et son décès le 2 novembre 2018. L’eau a coulé sous les ponts, peut-on dire. Mais à lire les avis de décès publiés sur les site de l’École des Chartes et sur celui des Archives de Paris, on s’interroge : l’école des Chartes passe sous silence son témoignage au procès Einaudi – ainsi que l’injustice professionnelle dont elle fut victime. Du côté des Archives de Paris, l’avis de décès, se termine en ces termes: « Son esprit d’indépendance et de liberté, sa conscience politique, l’amènent parfois à tenir des positions lourdes de conséquences, mais qu’elle assume entièrement. Quoiqu’il en soit, après heurs et malheurs, l’héritage qu’elle laisse aux Archives de Paris est colossal et mérite d’être rappelé et honoré« . Les sous-entendus sont éloquents.
Notre mémoire collective est fragile. La préserver est une lutte qui continue !
Documentaires : - Yasmina Adi, Ici on noie les Algériens, 2011 - Plate-forme documentaire - La nuit oubliée 17 octobre 1961 Roman : Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoire, 1984 Bande dessinée : Meurtres pour mémoire, dessins de Jeanne Puchol, 1991 Crédit photos : - Jeanne Menjoule - Elie Kagan/Bibliothèque de documentation internationale contemporaine